la Brèche¶
Elle l’avait connu adolescent lorsqu’elle servait son père. Elle l’appelait alors : « mon jeune maître ». Le père était mort, et les études à l’université le lui avait arraché. Il passait ses rares séjours au sein du foyer familial dans sa chambre, seul avec les imposantes malles de livres qu’il faisait convoyer pour l’occasion. Ç’avait été une période trouble. Bien qu’elle fût très bien traitée, et qu’il n’eut jamais été question qu’elle quittât la maisonnée, d’oppressantes craintes lui enchâssait le cœur. Il revint prendre possession de la maison nimbé de gloire académique. Toute chose y resta conforme au goût paternel mais répercutait en sourdine l’orgueil du jeune professeur. Propagé alentours, cet écho ameutait une clique de familiers auxquels le maître servait des thés méticuleusement sélectionnés. Elle l’appelait alors : « maître ».
Il la traitait avec une froideur surannée en laquelle elle voyait de la superbe. Mais il avait des accès de grandeur véritable. Lorsqu’il lui adressait un « n’est-ce pas une matinée splendide ? », il écoutait sa réponse, ce qui, malgré l’ambiance progressiste de l’époque, restait exceptionnel. Elle captait parfois dans son regard une lueur fugace d’effarement qu’elle lui connaissait de ses jeunes années. C’était alors comme si l’on eut frappé un gong immense et que sa vibration emplissait tout l’espace, résonnant et s’amplifiant en son âme, la faisant enfler jusqu’à éclatement. Ce débordement la subjuguait. C’était pour elle l’Om primordial, le commencement et la fin de tout.
Il a choisi dans sa collection une petite théière chinoise en terre rousse. Captive au creux de ses mains, c’est un oiseau apeuré, et lorsque avec mille précautions il la dépose sur le bateau, ne pas la voir s’envoler surprend. Il l’asperge et elle soupire. Au contact de la terre humide et brûlante, les feuilles exhalent leur suave âcreté. Sa maîtrise des gestes de la préparation est suffisante pour être discrète et fait vive impression auprès des connaisseurs. Il emplit la théière, la vide, les feuilles se déploient ; l’emplit à nouveau, attend.
On commente la limpidité de la liqueur rougeâtre, le brillant de sa surface. On rit d’untel dont les petits verres ronds sont embués. La sixième infusion est jugée la meilleure. Au delà les feuilles s’épuisent. Les plus proches du maître l’accompagnent alors au jardin où, depuis une semaine, il fait bon à cette heure de la journée. Les autres prennent congé avec déférence. Elle rétablit l’ordre initial de la pièce, rince les ustensiles, les dispose à sécher.
– « Mais… cette théière est ébréchée ! »
Ses yeux étaient exorbités comme s’il eut contemplé la mutilation ignoble de son propre corps. Puis, recouvrant soudain son calme :
– « Bon… c’est ainsi. Ce n’est après tout pas une pièce de musée. », et plus bas, « Passons. »
Elle sentit en son cœur s’insinuer une brèche.